Si l’Union européenne se retrouve à la merci des chantages de Moscou et d’Ankara, c’est d’abord à elle-même qu’elle doit s’en prendre. La réconciliation de Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan, scellée le mardi 9 août à Saint-Pétersbourg, révèle toute l’étendue de sa faiblesse’: sa difficulté à exercer une influence positive déterminante sur son environnement immédiat, son impuissance à modifier le cours des choses au Proche-Orient, son incapacité à contrôler elle-même ses propres frontières, son inaptitude à proposer à ses voisins un partenariat attrayant alternatif à une adhésion. La rencontre Poutine-Erdogan expose au grand jour la débilité de l’Europe.
En ce sens, le coup diplomatique lancé par le président russe en invitant son homologue turc est un nouveau Rapallo. En novembre 1922, l’URSS et l’Allemagne signaient dans cette station balnéaire italienne un traité qui sonna comme un coup de tonnerre dans le monde de l’après-Première guerre mondiale. L’alliance nouée par Moscou et Berlin mettait à nu la fragilité de l’ordre continental imposé par les vainqueurs de la Grande Guerre, France en tête, à travers le traité de Versailles. L’Allemagne de Weimar et la Russie devenue soviétique avaient été laissées de côté dans le nouveau concert européen’; elles étaient les deux parias de la politique internationale. Leur rapprochement soudain et inattendu était vu comme menaçant à Paris, à Varsovie ou à Londres. Cette méfiance n’était pas sans raison’: le traité de Rapallo marqua le début d’une coopération militaire qui contribua à la reconstitution de la Reichswehr, l’armée allemande, pourtant proscrite par le traité de Versailles.
Poutine et Erdogan, au-delà de leur autoritarisme et du peu de cas qu’ils font de la démocratie et des libertés publiques, sont unis par leur ressentiment anti-occidental
Deux laissés-pour-compte. Aujourd’hui, la Russie et la Turquie sont les deux laissées-pour-compte de la diplomatie européenne. Poutine et Erdogan, au-delà de leur autoritarisme et du peu de cas qu’ils font de la démocratie et des libertés publiques, sont unis par leur ressentiment anti-occidental. Ils voient l’Occident comme un obstacle à la réalisation de leur désir fantasmatique de restaurer une grandeur perdue, celle de la Russie des tsars pour le premier, de l’Empire ottoman pour le second. Les deux dirigeants s’imaginent comme des cibles d’un complot occidental. Les deux en veulent à l’Europe, parce qu’elle incarne des valeurs dont ils se méfient’: l’Etat de droit, l’indépendance de la justice, la liberté d’expression, la libéralisation des m’urs, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Erdogan reproche à l’Union européenne de l’avoir repoussé, lui et son peuple. Du moins feint-il de le croire. Son aigreur est celle d’un amoureux déçu. Poutine, lui, considère l’UE comme un ennemi stratégique, qui attire à elle des pays relevant de la sphère d’influence russe. Son hostilité est beaucoup plus viscérale.
Dans sa croisade antieuropéenne, Poutine a marqué un premier point avec le référendum sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, qui éloigne la perspective d’une Europe puissance. Il en a engrangé un second avec le coup d’Etat turc raté du 15 juillet, qui a déchaîné la colère anti-occidentale d’Erdogan. Le président turc accuse les Etats-Unis d’abriter celui qu’il soupçonne d’être l’instigateur du putsch qui fit près de 300 morts. Et il reproche aux dirigeants européens de ne l’avoir que très mollement soutenu face aux militaires rebelles, ce qui est d’ailleurs fondé. Lorsqu’elle avait besoin d’Ankara pour juguler le flux de réfugiés, l’hiver dernier, Angela Merkel venait tous les quinze jours à Ankara pour s’entretenir avec Erdogan. Ni elle ni aucun autre dirigeant européen n’ont fait le déplacement depuis le coup d’Etat manqué. Et c’est ainsi que le président russe est le premier à recevoir son homologue turc depuis cette épreuve.
En se rapprochant spectaculairement d’Ankara, Vladimir Poutine confirme qu’il est intéressé par tout ce qui contribue à diviser et à embarrasser l’Europe. Et relativise du même coup son propre engagement anti-islamiste
Il y a moins d’un an, la Russie et la Turquie semblaient prêtes à en venir aux mains, après que l’aviation turque eut abattu un chasseur bombardier russe Soukhoï 24 au-dessus de la Syrie. Moscou accusait Erdogan d’être complice des djihadistes, et sa famille de s’enrichir en prélevant sa dîme sur le pétrole vendu par l’Etat islamique. En se rapprochant spectaculairement d’Ankara, Vladimir Poutine confirme qu’il est intéressé par tout ce qui contribue à diviser et à embarrasser l’Europe. Et relativise du même coup son propre engagement anti-islamiste.
Flirt avec Moscou. Le président turc pour sa part est mû par des soucis tactiques. Le coup raté lui a permis de consolider son pouvoir en embastillant des centaines d’officiers, de juges, d’intellectuels et de journalistes. Par son flirt avec Moscou, il veut faire croire à l’Europe qu’il a d’autres options diplomatiques que l’alliance avec Bruxelles. C’est pourtant faux, car hormis dans l’énergie et le tourisme, le terrain d’entente russo-turc est restreint. Historiquement rivale de la Russie, la Turquie reste un pays membre de l’Otan. En Syrie, les deux pays soutiennent des camps opposés, les rebelles pour Ankara, le gouvernement de Bachar el-Assad pour Moscou. Et le commerce avec l’Europe est vital pour la Turquie.
L’UE de son côté est plongée dans un dilemme. Elle a besoin de la Turquie pour protéger sa frontière extérieure en mer Egée c’est tout le sens de l’accord du 18 mars sur les réfugiés et elle a besoin de la Russie pour espérer parvenir un jour à un règlement politique en Syrie. La dérive autoritaire et anti-occidentale d’Erdogan place l’UE dans une situation impossible, car l’accord sur les réfugiés devient inapplicable. Les conditions qu’elle a posées à Ankara pour accorder la libre circulation aux citoyens turcs dans l’espace Schengen notamment la modification de la loi anti-terroriste, qui dans sa version actuelle permet aux autorités d’Ankara d’arrêter à peu près n’importe qui ne pourront pas être remplies dans l’avenir prévisible. L’UE ne supprimera donc pas les visas pour les détenteurs de passeports turcs, contrairement à ce qu’elle a promis. Le rétablissement de la peine de mort, comme Erdogan l’a envisagé, aggraverait les choses en contraignant l’Union européenne à suspendre le statut de pays candidat qui a été accordé à la Turquie.
C’est toute la stratégie suivie par les Européens vis-à-vis d’Ankara qui aboutit aujourd’hui à une impasse. Une stratégie qui repose en grande partie sur des fictions’: la fiction qu’une adhésion à l’UE reste possible, la fiction que la libre circulation est envisageable à court terme, la fiction que l’Europe peut déléguer le contrôle de sa frontière à un pays extérieur qui ne partage que très partiellement ses valeurs. L’Europe aurait le plus grand intérêt à refonder cette relation sur des bases plus réalistes. Mais il lui faudrait pour cela définir une vraie diplomatie proche-orientale et une politique de partenariat avec ses voisins qui soit autre chose que l’offre d’adhésion. C’est-à-dire se comporter comme une puissance sûre de son unité, de ses valeurs et de ses capacités. On en est loin.
Laisser un commentaire
Vous devez être connecté(e) pour rédiger un commentaire.